Lundi 16 novembre 2009 à 17:41

CHLOE


Elle ne pouvait pas ne pas se rendre compte du vide, de l’absence. Chloé ne parvenait pas à se détacher de son regard, mais ne réussissait plus non plus à se sentir proche de lui. Il y avait eu trop de nuits à ne pas dormir, les yeux rivés sur le néant, trop d’autres, trop de mesquinerie, de bassesse et de lâcheté. Bien sûr, elle se rappelait du cinéma et de la pluie d’automne sur les rues, de la main chaude de Thomas et de son regard tranquille. Mais cela ne suffisait plus, l’illusion mourait, et Chloé, quand elle rentrait la nuit, rêvait de partir. Elle ne voulait pas oublier, ni effacer, non, seulement voir la réalité en face sans avoir envie de se descendre.
Un soir que Chloé était encore échouée dans l’appartement d’une de ses connaissances, elle vit Camille arriver. Il n’était pas prévu, elle était heureuse de le voir et lui tendit la joue pour qu’il l’embrasse. Il s’assit contre elle et elle lui servit un verre, il lui tendit une cigarette. La nuit avançait et ils se parlaient toujours, jusqu’à ce qu’il lâche, moqueur :
« Il paraît que tu traînes à nouveau souvent dans le coin. Nouvel échec ?
- Pire. Un joli plan dans le genre qui mène nulle part, qui donne envie de se casser la gueule quand on se regarde dans le miroir. ‘Faut s’arracher, Cam.
- T’es mignonne. T’arracher où ? Pour faire quoi ?
- Le tour de l’Europe. Peut-être plus loin, on verra bien, on s’en fout. Faire des petits boulots, crécher dans les auberges de jeunesse. On apprendra des trucs. On en oubliera d’autres, on prendra ce que certains appellent de la « distance », une putain de distance.
- Chiche ?
- Sérieusement ?
- Moi aussi j’en ai ma claque. J’ai envie de me casser, les gens font du sale, et après tout y’a rien de plus à espérer en attendant ici. Autant aller voir ailleurs. »
Elle lui sourit, n’y croyant pas. Quand ils auraient dessoulé, ils se regarderaient en riant, vaguement gênés, et diraient qu’ils avaient été bien cons. Elle s’endormit dans le canapé, blottie contre lui. Ce soir là, elle n’avait pas eu la force d’envoyer un message à Thomas pour lui dire qu’elle ne viendrait pas, et elle n’avait pas non plus eu le courage de partir seule dans la nuit pour rentrer chez elle en trébuchant, pensant sans cesse à toutes ces phrases qu’elle aurait dû lui dire et qu’elle ne pouvait se résoudre à prononcer, sans pouvoir lui dire ce sentiment d’inachevé, d’absurdité qui lui clouait le cœur et serrait sa gorge.
Le lendemain, elle ouvrit les yeux, la tête posée sur l’épaule de Camille qui dormait encore. Elle se rappela d’autres matins contre sa peau, ses paupières closes sur ses yeux bleus, la ligne droite de son nez, la courbe douce de ses lèvres, la mâchoire carrée dont elle suivait le contour de l’index. Cela n’avait pas été de l’amour entre eux, non. Pas de l’amitié non plus. Quelque chose entre les deux, où la tendresse et la complicité avaient tout de même existé. Elle se demanda ce qui, dans le fond, faisait une histoire. L’envie d’être ensemble ? Les moments partagés ? Les projets de l’un qui se prolongent dans les projets de l’autre ? Elle balaya ces idées bien inutiles, elle avait la bouche sèche, elle déplia donc lentement et douloureusement ses membres ankylosés, et partit dans la cuisine à la recherche de quelque chose à boire. Une fois désaltérée, elle s’assit sur le rebord de la fenêtre et alluma une cigarette, sortit son portable de sa poche. Thomas avait essayé de la joindre plusieurs fois, et la voix sur le répondeur semblait tendue, inquiète. Elle ricana et supprima les messages sans les écouter. Elle aurait le temps, plus tard. Elle sentit une main se poser sur sa nuque, la main tendre de Camille, et elle lui tendit la brique de jus d’orange sans dire un mot.
« Clo… Tu sais, pour hier…
- On a été cons ?
- Non… je voulais te dire, j’étais sérieux… ‘Fin maintenant, oui, là j’ai l’air con, mais j’étais sérieux.
- On se casse pour de vrai alors ?
- Sauf si tu trouves qu’on est cons, jolie Clo. »
Elle aimait qu’il ne lui pose pas de questions. Elle ne lui en posait pas non plus. Jamais ils ne forçaient la conversation, et c’était avec lui que Chloé avait appris à dire ce qu’elle voulait brutalement, en dehors de tout contexte, quand elle avait décidé que c’était le moment.
« On ne peut pas partir tout de suite, Cam. Je veux juste qu’on en parle à personne, mais j’ai quelqu’un à aller voir. Ensuite on pourra.
- Pas de problème. Moi je n’ai personne à aller voir. On commence par Berlin. On part en avion, non, dis pas un mot, tu sais que j’ai du fric, c’est pas un souci. Quand ce sera la dèche on avisera, Clo. File, rentre chez toi, règle tes petites affaires, et appelle-moi. »

THOMAS

La sonnerie de son portable le sortit de sa torpeur, la voix de Chloé, changée, distante, un peu oppressée.
« Désolée pour hier, finalement je suis allée à une soirée et après il était tard et…
- C’est rien. C’était juste pas dans tes habitudes, je me suis dit qu’il t’était peut-être arrivé quelque chose. Mais t’inquiètes, ça m’a pas empêché de dormir.
- T’es con, Thomas… Je l’ai entendue, ta voix, me prends pas pour plus stupide que je ne le suis… Bref. Tu fais quelque chose, ce soir ? Je voudrais te voir assez vite, après je risque de pas être disponible pendant un petit moment.
- A ton service, Princesse. Viens pour 19h30, appelle-moi quelques stations avant, histoire que je vienne te chercher.
- A ce soir, alors. »
Elle avait raison, il était vraiment trop con, il s’était inquiété longtemps, ne voulait pas lui dire, il s’empêtrait dans toutes ses fausses bonnes raisons de se taire et de lui faire du mal. Désormais, il ne niait plus l’évidence, sa Chloé s’abîmait toujours plus, et il ne pouvait dire qu’il n’en était pas la cause, il sentait un reproche dans sa voix, une colère sourde dans ses regards, et persistait cependant à faire comme si de rien n’était. Il eut envie de lui faire un petit cadeau pour se faire pardonner de sa lâcheté, pour lui dire qu’il pensait quand même à elle, mais il ne savait même pas ce dont elle avait besoin, ni ce qui lui ferait plaisir. Cela faisait 15 jours qu’il ne l’avait pas vue, il l’attendait dans une impatience sans bornes, nerveux, ne parvenant pas à s’occuper. Il sortit, prit le métro, alla jusque sur les bords de la Seine, du côté de St Michel, s’assit sur le pont où un des touts premiers soirs il lui avait demandé de ne pas rentrer chez elle, de ne plus retourner voir l’autre, mais de rester avec lui. Il se rappelait de ses yeux heureux et inquiets, de son hésitation, de sa peau frissonnant dans le vent frais de la nuit malgré l’été, de son silence. Ils avaient ensuite parlé de tout et de rien, riant, il n’osait pas reposer sa question et Chloé faisait comme s’il n’avait rien dit. Il lui dit au bout de plusieurs heures que si elle voulait rentrer chez elle, il allait bientôt être trop tard pour le dernier train, et il voyait encore son regard espiègle, son sourire malicieux, le creux de ses fossettes quand, levant les yeux, elle lui avait demandé de quel train il parlait.
Désormais, il le savait, Chloé évitait St Michel et les cafés où ils avaient traîné, ne levait plus les yeux sur la Conciergerie lorsqu’elle venait de Châtelet, Chloé marchait le nez baissé dans tout ce quartier où ils s’étaient embrassés, aimés, où il l’avait laissée, dans le bar même où il l’avait rencontrée.
Ce jour-là, Chloé était venue car une de ses copines de cours passait tout son temps avec tout un groupe. Elle avait entraîné Chloé en lui disant qu’elle s’amuserait, que cela lui changerait les idées. Chloé était assise, on lui servait un verre de vodka, et lorsque Thomas était arrivé, tout le monde avait crié son nom, elle avait levé les yeux, curieuse, et croisé son regard. Ses longs cheveux étaient alors défaits sur ses épaules, ses yeux l’avaient surpris par leur franchise, son sourire en coin un peu moqueur l’avait déstabilisé. Les autres partaient danser au fur et à mesure, mais Chloé restait là, à boire verre sur verre. Sa copine finit par aller fumer une cigarette, et ils se retrouvèrent seuls. Ils se mirent à parler, à hurler plutôt, à cause de la musique, et cinq minutes plus tard, elle lui demanda brusquement si il voulait danser avec elle. Surpris, il acquiesça, elle le prit par la main, l’entraîna et l’embrassa.
Thomas sourit à ce souvenir, il s’était senti tellement bête face à cette fille sûre d’elle qui prenait toutes les initiatives… Il l’avait revue le lendemain, et d’autres jours encore, rapidement fou de cette fille libre, qui parlait trop facilement pour être honnête. Il marchait dans la rue de la Huchette, et passa devant un hôtel où Chloé et lui avaient passé une nuit. Ils étaient partis voir le feu d’artifice au pied de la Tour Eiffel, et il y avait un monde tel que Chloé ne voulait pas prendre les transports pour repartir. Il faisait si doux et la nuit était si belle qu’elle ne voulait même pas rentrer. Elle les avait orientés, ils avaient marché du Champ de Mars jusqu’à St Michel, enlacés, sans tellement se parler, il se rappelait de son regard perdu sur la Seine, dans les reflets des lampadaires sur l’eau, de la façon dont elle se serrait contre lui sans dire un mot quand la foule était trop dense, au loin. Il était alors facile de la serrer contre lui, d’embrasser ses cheveux juste au-dessus de son oreille, de déposer un baiser sur sa tempe, sur sa joue, sur ses lèvres. Ils s’étaient assis à une terrasse au hasard, et avaient commandé chacun une bière. Elle allumait ses cigarettes à son briquet, et quand elle se penchait vers lui, elle repoussait ses cheveux derrière ses oreilles d’un geste rapide. Il avait finalement été trop tard pour reprendre le métro, et ils n’avaient pas eu le courage de chercher un taxi. Chloé l’avait entraîné vers l’hôtel. La chambre était au cinquième étage, dénuée de charme, vieillotte. A cause de la chaleur, Chloé avait enlevé son débardeur et ouvert la fenêtre, et assise sur l’appui, elle fumait en sifflant les filles ivres qui passaient dans la rue, pour faire rire Thomas.
Il décida soudainement que ce soir, c'était dans ce quartier qu'il avait envie de la voir, sur le lieu des commencements, ce lieu qui revenait toujours dans leurs pensées, car ils ne pouvaient penser l'un à l'autre sans s'imaginer au pied de Notre-Dame, longeant le quai des Grands-Augustins, traînant dans les bars. Il lui envoya un message bref, elle lui dit qu'elle viendrait, précisant simplement pour le lieu de rendez-vous « comme avant ».

 

CHLOE

 

Le message de Thomas lui noua instantanément le ventre, St Michel, ce quartier qu'elle évitait. Le parcourir à nouveau avec lui, du Pont-Neuf à l'île Saint-Louis. Comment ferait-elle pour ne pas voir leurs ombres partout ? « Comme avant » signifiait à la Fontaine St Michel, à côté de la bouche de métro, mais Thomas arriverait de l'autre côté, venant de Châtelet. Des tas de souvenirs remontaient, débordaient, elle ne tenait pas en place. Elle eut envie d'appeler Camille et de lui dire qu'ils ne partiraient plus, qu'elle ne pouvait s'éloigner de Thomas, elle eut envie d'abandonner, envie de se laisser aller, de continuer à être lâche. Son impuissance à dire les choses, à les mettre au clair, sa violence et sa colère envers Thomas, tout cela était bel et bien de la lâcheté. Elle savait qu'elle aurait dû se résoudre à s'éloigner depuis longtemps, qu'elle aurait dû le mépriser et éclater de rire lorsqu'il l'appelait. Parfois, se mentant, elle se glorifiait des sacrifices qu'elle faisait pour lui, ne voulant pas voir qu'elle n'avait seulement pas la force de prendre certaines décisions. Chloé était le mensonge, pour elle aussi. Et lors de ces nuits où elle tolérait enfin de voir les choses en face, elle prenait de bonnes résolutions, fière de se dire qu'elle allait enfin se comporter avec courage, mais le matin la trouvait toujours faible et lâche.

Lundi 9 novembre 2009 à 15:00

Le froid, qui mord profondément, quand je me réveille nue la nuit et que je me blottis fort contre lui.
Son visage que je connais par coeur, les fossettes, la lumière de ses yeux, ses cernes que je voudrais effacer. La peur des mots qui blessent et qui séparent, sa voix qui rassure, qui protège, qui réchauffe, sa voix si douce que je n'ai jamais le courage de l'abîmer.
Nous roulons toujours les fenêtres ouvertes malgré le froid.
Les ombres s'en vont quand je suis sous son regard, blottie dans ses bras, mais parfois je me demande, est-ce que c'est ça qui fait une histoire ?
C'est quoi une histoire ? Un truc qu'on devrait vivre ensemble, pas juste côte à côte. Être ensemble dans la même histoire...
Je fume mes clopes et trottine sur mes escarpins, à des kilomètres de lui.

Mercredi 4 novembre 2009 à 8:55

Je le savais pourtant, on ne doit compter que sur soi-même.
Se bercer d'illusions, et se crasher en beauté.
J'ai froid, au fond du ventre, profondément à l'intérieur.
C'est con comme on peut se sentir trahi. Je ne pouvais même pas dire que je ne m'y attendais pas.
"Fais-moi confiance, hein, Coeur, fais-moi confiance, ne me redis jamais plus que tu doutes de moi."
Je savais que ceux qui réclament le plus la confiance sont ceux qui sont les plus susceptibles de vous décevoir, une fois que vous la leur avez donnée.
Je savais, mais je voulais croire qu'il était l'exception.
Le Merlot dans la morgue. Je renoue avec le cimetière, court dans les allées et danse sur les tombes. De toute façon, dans la vie, on se fait toujours baiser.

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